Madame Hayat by Ahmet Altan

Auteur:Ahmet Altan [Altan, Ahmet]
La langue: fra
Format: epub
Éditeur: Actes Sud
Publié: 2021-09-01T12:39:20+00:00

J’avais fini mon thé. Au moment où je me levais, il m’attrapa par le bras.

— Il y a un commis de cuisine avec une petite moustache, il crèche au dernier étage, il a les cheveux pleins de gel, tu vois qui c’est ?

— Oui.

— Méfie-toi de lui.

— Pourquoi ?

— C’est un type confus, on peut pas lui faire confiance.

— D’accord, je ferai attention.

Je n’avais pas exactement saisi ce qu’il entendait par un “type confus”, mais ça me rappela le “ils te dénoncent” de Sıla, et son : “Est-ce qu’il y a besoin d’avoir fait quelque chose de dénonçable pour être dénoncé ?” Tout cela me paraissait surréaliste, j’avais l’impression de vivre condamné à écouter une histoire pénible, une histoire qui n’avait pour l’instant aucune incidence sur mes propres sentiments.

Elle portait sa robe couleur de miel. Je la vis dès mon entrée dans le studio, elle se déhanchait avec une telle grâce qu’on ne voyait qu’elle, madame Hayat, au milieu de la foule.

En allant aux toilettes pendant la pause, je la revis dans le couloir en compagnie d’une femme que j’avais souvent croisée ici. Elles discutaient, visiblement nerveuses.

La pause tirant en longueur, je pris un thé et m’assis sur l’une des chaises en plastique du couloir. Une femme était assise à côté de moi, elle se retourna brusquement et m’apostropha : “Pourquoi tu t’installes toujours dans le fond ? Mets-toi devant, tu auras beaucoup plus de chances qu’on te filme, en plus tu es grand, tu pourrais jouer dans des séries et tout…” Les gens étaient vraiment étonnants. Personnellement, je n’avais jamais fait le lien entre une grande taille et les séries télévisées.

— Vous avez déjà joué dans une série, vous ? lui demandai-je.

— Une fois ils m’ont appelé pour une scène de mariage, dit-elle fièrement, je jouais l’une des invitées… J’ai même serré la main de l’acteur principal.

Que répondre ?

— C’est merveilleux, murmurai-je avant que la sonnerie nous ramène vers le plateau.

Une seconde avant la fin de l’émission, j’éprouvai le désir d’être seul avec madame Hayat. Quand je la regardais, l’image de Sıla apparaissait parfois, puis elle s’évanouissait silencieusement.

Elle m’attendait à la fin de l’émission, nous sortîmes ensemble.

— Allons dîner dehors, ensuite nous irons chez moi, dit madame Hayat.

C’était le restaurant aux statues. Cendrillon, les nains, la girafe, l’ange, ils étaient tous là. Ils nous avaient attendus. Je la regardais face à moi, sa chevelure or et feu, son sourire ironique, comme elle m’avait manqué, et j’aimais les plis au coin de ses yeux, dont le dessin s’affirmait quand elle

riait. Elle était d’humeur joyeuse, elle fredonnait, telle une Muse. Je n’arrivais pas à concevoir qu’elle pût être toujours aussi rayonnante, légère, heureuse, parfois, pensai-je alors, elle m’évoquait une petite fille, parfaitement ignorante de la vie et de ses dangers, qui nagerait toute nue dans un lac rempli de crocodiles, et j’avais peur pour elle. Moi aussi, je m’en rendais compte, j’avais vécu dans une sorte d’ignorance sentimentale, encore incapable, quelques heures plus tôt seulement, de percevoir une foule de réalités banales, mais de cette ignorance, contrairement à elle, je n’avais tiré aucun bonheur.

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